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    Le chemin


    L'homme se réveillait. Lentement. Empesé dans son scaphandre de chair, il reprenait esprit; conscience engourdie en quête de lumière. Depuis des fonds obscurs et insondables où rien ne luit, il émergeait. L'esprit précéda le corps dans la mise en action et une intelligence encore toute fragmentaire le pénétra; il eut alors conscience de son être. Lorsque la cohérence se fit, il songea d'abord au doux visage de sa fille bien aimée; image résiduelle d'un dernier rêve; et des questions prosaïques lui vinrent: Que s'est-il passé? Où suis-je? L'homme bougea. Sa tête oscillait à gauche, puis balançait à droite. Il gémit. Il sentait des cailloux dessous son crâne et ses mains posées sur le sol caressaient une terre de poussière. Par ces contacts empiriques, il réinvestissait le monde. Il n'éprouvait pas de douleur mais tout son corps semblait engourdi, pesant, comme au sortir d'une anesthésie; il dut faire un effort conséquent pour plier les jambes, pousser sur les bras et relever le buste. Sur son visage tourmenté, les paupières frémirent puis s'ouvrirent sur la nuit noire.

     

    L'homme était assis. La fente de ses yeux grandissait pour pénétrer la nuit. Il resta ainsi un certain temps, sans bouger, perdu dans l'obscurité, égaré dans ses pensées. Bientôt naquirent des ombres qui devinrent des formes. Il se souvenait.

     

     

     

     

    L'après midi précédant cet étrange réveil nocturne, il avait enfilé short et baskets pour une échappée champêtre. De surprenantes températures estivales enchantaient avril et deux semaines de congés lui étaient offertes pour les fêtes pascales. Le petit peuple ailé qui piaille jouait joyeusement ses mélodies nuptiales et la nature pimpante, qui cependant avait déjà soif, était couverte d'arbres en fleurs. L'instant des vacances advenu il avait prestement quitté son lieu de travail et alors qu'il regagnait le domicile dans son auto, il se réjouissait d'oublier pour un instant les rues grises d'asphalte, s'impatientait de plonger corps palpitant et âme ingénue dans les horizons verts et bleutés. Sitôt rendu, il se défit des pesanteurs qui le corsetaient et les troqua contre une tenue de course à pied; sa bouffée d'oxygène.

     

    Au petit trot, progressivement, sur les berges du ruisseau puis par les bois du talus et jusqu'aux panoramas offerts des hauteurs dégagées du plateau, il avait évacué ses soucis du travail; mais pas le reste de son fardeau.

     

     

     

    Il fut un temps où il était heureux. A cette époque, il était pleinement conscient de son bonheur qu'il proclamait parfois haut et fort à destination du ciel et de la terre. C'était justement lorsqu'il courrait sur ces hauteurs isolées, sur cette crête qui domine la ville et la vallée, qu'il communiait ainsi sa joie au monde. Il n'avait jamais été l'heureux vainqueur de quelque cagnotte indécente à la loterie nationale de la Française des Jeux; sa bonne fortune ne se mesurait pas à l'aune de ses maigres économies et à quarante ans, il n'était même pas propriétaire de son logement; modeste fonctionnaire, il n'avait jamais cherché son accomplissement dans une réussite professionnelle trop autocentrée et mangeuse de vie à son opinion. Depuis toujours, sa perception du bonheur était autre. Il se souvenait du temps où jeune étudiant de dix-huit ans sans avenir professionnel encore clairement défini il avait déjà pour solide ambition de s'épanouir en famille avec femme et enfants. Après quelques aléas de jeunesse, un divorce douloureux, et plusieurs déconvenues, il s'était vu riche de merveilleux enfants ainsi que d'une femme admirable. Il les aimait plus que tout, ce qu'ils lui rendaient bien. Il était comblé.

     

    Mais les dieux jaloux et cruels, s'ils existent, durent lui tenir rigueur de sa félicité et le châtièrent injustement pour son bon sort. Telle était sa pensée lorsqu'un blême rayon de lune, d'une lueur étrange, le sorti de sa torpeur.

     

     

     

     

    L'homme s'était relevé; il savait désormais fort bien où il avait git. La nuit profonde et aveugle avait fini par ouvrir son oeil blafard et la lune gibbeuse, malgré sa peine à pénétrer les ténèbres pour révéler les ombres, laissait deviner des formes aux contours incertains. Un étranger eut pu être inquiété, mais pas l'homme. Il avait tant de fois sillonné, le plus souvent en courant, le chemin vicinal parmi ces champs qu'il pouvait à présent en connaître chaque détail. A quelques pas de lui, était une parcelle enclose dont l'enceinte grillagée sécurisait un bien malheureux bâtiment de béton entouré de quatre réservoirs d'aciers eux même sis au sommet de buttes herbées; le tout faisant office de château d'eau. Passant habituellement de jour devant cet aménagement, l'homme ne manquait jamais de constater son inopportune laideur en ces lieux champêtres; les graffitis qui ornaient certains murs ainsi que les détritus laissés par ceux indifférents aux charmes pourtant nombreux des espaces alentours, n'arrangeaient rien à l'affaire. Vu de loin cependant, de hauts peupliers plantés autour de l'espace clôt masquaient assez bien ce qui ressemblait en fait à un ancien poste fortifié dominant la vallée; longtemps par le passé l'homme présuma la chose; les réservoirs avaient des allures de tourelles et le bloc de béton des semblants de casemate.

     

    A présent, sous la lune pâle, seule sa connaissance des lieux permettait à l'homme d'envisager sereinement les formes obscures qui se détachaient sur les vastes étendues. Il savait les alentours de façon instinctive et toutes les considérations concernant l'endroit du réveil furent assez vite évacuées; d'autres questions le préoccupaient...

    Quelle heure peut-il être? L'homme ne parvenait pas à activer l'éclairage du chronomètre dont-il s'équipait toujours à l'occasion de ses échappées sportives; lorsqu'il mit son poignet face à la lune livide ce fut pour constater qu'il était hors fonction. Il n'avait pas froid comme cela aurait pu être le cas pour qui se réveille en extérieur de nuit et court vêtu; chaussettes, baskets, casquette, short de course et tee-shirt en coton étaient de bien insuffisantes protections pour affronter des froideurs nocturnes parfois amplifiées par les vents. Mais le vent ne soufflait pas et il n'avait pas froid.

     

    Machinalement, sur la crête silencieuse épargnée de tout zéphyr, dans un silence qui eut pu être inquiétant s'il y avait un peu prêté attention, l'homme s'était mis en marche. Lentement, davantage guidé par ses pas que par la raison, il prenait la direction du domicile. Son réveil était insolite mais les circonstances de l'endormissement restaient en bien des points aussi énigmatiques.

     

     

     

     

    L'homme se souvenait de sa course plutôt tranquille sur les berges du ruisseau, seulement incommodé par les remontées de sève d'une procession de saules en pleurs, puis de ses difficultés à gravir le talus jusqu'aux dernières hauteurs du plateau. Parvenu exténué au débouché du petit bois, il s'était maudit pour son manque d'entrainement durant les derniers mois. Parfois, chez l'athlète amateur, les jambes vont leur chemin et l'esprit vagabonde ailleurs; l'homme avait pour habitude de penser en cadence aux bonheurs et aux tracas du quotidien; mais sortant du petit bois, il était en pleine délicatesse avec son sport et il ne pensait plus à rien; l'esprit en support faisait front commun avec le corps. Sous un soleil déclinant qui semblait ne plus chauffer autant qu'auparavant, l'homme transpirait abondamment; il ne ressentait pas le bien être habituel suscité par la sécrétion des hormones de l'effort. Dans l'atmosphère diffuse, comme couverte d'un voile, il s'arrêta. Ce qu'il advint ensuite, l'homme n'en avait que des traces confuses dans sa mémoire. Sans doute n'avait-il pas fait grand cas de ce malaise et peut-être l'avait-il fallacieusement assimilé à un essoufflement passager; dans tous les cas, il en était certain, il était reparti trotter sans suffisamment se fier aux alertes de son corps. Son dernier souvenir avant le trou noir était la vision de son ombre chancelante se rapprochant du sol.

     

    Ainsi avait-il été victime d'un malaise suivi d'une perte de connaissance. Sitôt rentré il lui faudrait rassurer ses proches qui avaient du chercher à le joindre sur son téléphone portable. Sa bien aimée, qui ne devait revenir qu'en matinée, était en voyage professionnel; la jeunesse quant à elle, débutait ses vacances par un séjour chez les grands-parents; personne n'avait du lancer de recherche le concernant. C'était mieux ainsi.

     

    Une fois les inquiétudes concernant les siens évacuées et alors qu'il parvenait à une croisée de chemins, il se souvint de son rêve...

     

    Les rêves sont agaçants, songeait-il parfois la tête sur l'oreiller et les yeux au plafond; plus on s'y accroche et plus ils nous échappent; avec eux la part de merveilleux qui s'y rattache. Mais alors qu'il cheminait à petit pas et à flanc de coteau sur l'obscur sentier qui serpente entre lisière de bois et bordure de champs, les réminiscences, au lieu de s'évanouir, affluaient en nombre. De ses errances oniriques, avant l'étrange réveil, il gardait le souvenir coloré d'un vol de papillons; fleurs célestes vibrant à l'unisson en un mouvement ordonné sous un ciel de printemps, formant des arabesques, puis se groupant pour dessiner le visage aux mille reflets scintillant de sa belle enfant. Papillons, âmes des disparus; se disait-il maintenant pour comprendre son rêve, poursuivant à tâtons son avancée sous la voûte des arbres.

     

    De nouveau la lune avait disparu, occultée sans doute par quelque nuage. Dans le tunnel végétal du petit bois, là où s'accentue la pente, ne régnaient plus à présent que des ombres. Aucun son ne résonnait dans la nuit noire; les animaux restaient obstinément cois et faute de vent il n'entendait pas non plus le bruissement du feuillage; seul le bruit feutré de ses pas sous lesquels roulaient de petits cailloux et les craquements de bouts de bois rompaient le silence inquiétant. L'homme ne prêtait pas attention aux ombres de la sente, sa réalité était un néant; son introspection portait sur des illusions, les sphères colorés d'un joli songe. Dans son rêve, le visage chatoyant matérialisé par la grâce du ballet des papillons était devenu vivant. Sa belle enfant souriait, secouait de longs cheveux de vent et lorsqu'elle riait, de gracieux papillons roses fuyaient d'entre ses dents. Il avait été le temps d'un rêve le spectateur ébloui d'une féérie, et la fée sa fille, du haut de son ciel de chimères, avait posé son regard tendre azur sur lui qui rêvait; elle avait dit...

     

    Mais de ces mots il ne se souvenait pas. Il était le naufragé d'une nuit étrange, non dans un songe. Papillons, âme de mon enfant; pensait-il à présent essuyant ses joues d'un revers de manche.

     

     

     

     

    Sorti du petit bois sombre comme un boyau de mine, écrasé par la voûte vierge de toute étoile que n'animait plus la lumière grise des rayons de lune, l'homme allait son chemin; il contournait les ruines invisibles d'anciennes fortifications reconverties en lieu d'hécatombe lors du dernier grand massacre avec le puissant voisin, puis en un charmant lieu de promenade plaisamment aménagé à destination des familles, des sportifs et des urbains en quête d'évasion et avides de nature. Sans fatigue l'homme affrontait maintenant de courtes pentes, accompagné par les fourrés qui de part et d'autre du sentier dressaient leurs ombres inégales. Bientôt il aboutirait dans le quartier résidentiel de la ville où il logeait. Il cheminait toujours dans ses pensées: Pourquoi ce malaise tantôt et à présent l'absence de symptômes? Quelle était la fin de ce rêve? N'y suis-je point encore? Et cette nuit étrange? Puis il se souvenait...

     

     

     

    Dans l'abbaye de sa mémoire, sur un parterre de fleur au milieu d'un jardin, gisait le reliquaire ouvragé des souvenirs sanctifiés. Il venait s'y recueillir, parcourant les galeries aux antiques colonnes gravées de la mémoire des jours anciens, pénétrant le carré vert d'un cloître toujours ensoleillé, s'agenouillant avec émotion devant sa vie passée. Les souvenirs. Tantôt il tentait de leur échapper afin de vivre un présent apaisé, tantôt il s'y confrontait et revivait de douloureux bonheurs.

     

    Pour d'anciens amants, le divorce est une épreuve; pour un père aimant, ne pouvoir embrasser chaque jour ses propres enfants est une déchirure. Pour lui, après la séparation, la vie revint à la maison; une semaine sur deux ! Avec son fils, avec sa fille, il vécut des jours parfaits sans qu'il les sache, il traversa des semaines de bonheur tranquille sans chercher à en garder la trace. Il philosophait, pessimiste; On ne s'attache pas assez au quotidien fugace. En lui pourtant réside l'essentiel du bonheur de nos vies qui s'achèvent mal... Et l'âme sombre, à petits pas dans la nuit d'encre, il déroulait la bobine de tous ses plus beaux films: Les levers, les couchers, les repas; les balades en forêt, au parc de jeux, et cetera. Il se souvenait une balade, un jour, le long de la rivière; son fils poussait la balle et sa fillette un poupon. Il se souvenait les saisons trop peu nombreuses en succession; en automne, les enfants remplissaient d'escargots ou de marrons les paniers fixés au guidon de leurs petits vélos; à la belle saison, ils les remplissaient de toutes sortes de fleurs. Elle aimait tant les fleurs.

     

     

     

     

    'J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans'1', se disait-il, grimpant à l'aveuglette un dernier raidillon avant d'espérer apercevoir les sécurisantes lumières de la ville; la poésie n'atténuait pas sa douleur mais la lui rendait un peu plus supportable; puis il se remémorait; 'Tous ces jours passeront; ils passeront en foule
sur la face des mers, sur la face des monts, sur les fleuves d'argent, sur les forêts où roule comme un hymne confus des morts que nous aimons'2'; sa sensibilité aux êtres et aux choses s'était considérablement accrue depuis la fuite du grand bonheur; compulsant les poètes il s'était souvent dit que leurs plus jolies fleurs s'étaient épanouies sur le terreau du malheur.

     

    Arrivé au sommet de la côte, il devina la ville dont le halo en contrebas diffusait au travers d'une épaisse dentelle de feuillages. Hier encore, un franc soleil éclairait son passage. Tout change si vite; songeait-il. La vie est étrange... En pas coulés vers la vallée il était attentif aux sons; rien ne pulsait; toujours point de vent. C'était le calme plat et seule l'interpellait, plutôt pesante, la musique du silence. Un oiseau de nuit pourrait au moins faire entendre sa mélopée. Ce pensant, ceux croisés à l'aller survolèrent fugitivement sa pensée: gras corvidés perceurs de poubelles épandant leurs contenus sur son trottoir; héron majestueux à l'affût d'un déjeuner les pieds dans l'eau; deux cygnes blancs et leurs duveteux cygneaux grisés d'avoir éclos. Il atteignait maintenant, au fond de l'impasse où aboutissait le sentier, les premières maisons, imposantes casernes de pierre posées au pied du talus boisé; rénovées elles avaient été reconverties en logements. Suivaient des maisons bourgeoises faiblement éclairés par des réverbères en manque de puissance. Les ombres prenaient à nouveau forme mais bien des choses encore échappaient à l'homme: les sons, le temps, le souvenir d'un rêve. Il promenait sa nostalgie sur le trottoir...

     

    ...Il se levait tôt pour leur préparer la journée, les habillait à même le lit encore tout ensommeillés; elle était la jolie princesse endormie des contes de fées. Suivait le rituel du petit déjeuner, du débarbouillage, de l'apprêtage complet; il tressait ses longs cheveux blonds. Puis, sac à goûter en bandoulière, il les conduisait à l'école; son petit gars filait vers les copains, sa petite fleur s'attardait auprès de lui; assis avec elle sur un petit banc il lui mettait ses petits chaussons; suivait un long câlin et ils s'éloignaient tout deux à reculons en se faisant des signes de la main. L'amour d'une enfant pour son père, l'amour d'un père pour son enfant.

     

    Il avait vu juste, le vieil illustre du Panthéon; les jours heureux ont passés en foule puis tu t'en es allée, au milieu de la fête. Il se rappelait le dernier «Je t'aime!» plein d'amour et de détresse qu'elle lui avait dit avant de s'en aller. On ne se souvient jamais assez. On ne se souvient jamais assez bien de rien. Et puis à la fin quoi? le grand oubli? Et à quand la quiétude, à quand ton doux visage? Dans la nuit morose il divaguait, envisageait des paradis éthérés où retrouver la paix, les remettait finalement en cause et s'interrogeait sur l'espérance. Qu'il est long le chemin !

     

     

     

    Sous la lumière blafarde des lampadaires, il atteignit sa rue et son immeuble. Avait-il croisé des voitures sur la fin de son parcours? La ville était-elle aussi morte que la campagne? Il passa le portail, franchit l'allée carrelée, monta les marches du perron; sous la marquise, la lanterne était allumée. Trouvant ses clefs dans l'une de ses poches, il franchit les communs, monta au premier étage et pénétra dans l'appartement. Il n'eut pas besoin d'appuyer sur un bouton, une lumière éclairait la chambre du fond d'où provenaient de légers bruits; sa femme était apparemment rentrée plus tôt de sa semaine de voyage. Enfin la vie! « Chérie? » interrogea t-il d'une voix un peu lasse. Mais ce fut alors une voix non attendue et pourtant immédiatement reconnue, douce et fragile à la fois, qui vint de la chambre l'enlacer. L'homme se figea. Un mot, un simple son léger venait d'être soufflé qui allait s'amplifiant réveiller le passé dans quelques cavités de son triste cerveau. Abasourdi, figé debout yeux ronds et bouche bée, il vibrait en dedans. Puis il comprit et tout prit un sens; le malaise, les mots de sa fille durant son songe... Il posa une main sur son coeur froid et se dit, bouleversé; Alors voilà! Sur sa bouche encore ouverte un sourire s'esquissa. Lentement, il se dirigea vers la chambre et vers cette voix qui comme dans son rêve avait dit tout simplement, du fond des temps, un merveilleux …

     

    ...«Papa?»

    ***

     

    1. Baudelaire, Les Fleurs du mal, Spleen

    2. Hugo, Les Feuilles d'Automne, Soleils Couchants

     

     


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